Sur les traces de Marguerite Yourcenar en Flandre française
Née à Bruxelles et décédée aux États-Unis, Marguerite Yourcenar a passé son enfance en Flandre française, partageant son temps entre Lille et le mont Noir. La région occupe une place importante dans son œuvre, mais quelles traces de l’écrivaine y sont encore tangibles? La journaliste flamande Virginie Platteau qui a quelques ancêtres en commun avec Yourcenar donne réponse à cette question dans un récit personnel à la façon d’un road trip.
J’ai fait la connaissance de Marguerite Yourcenar grâce à ma grand-mère, Berthe van Elslande, une femme politique passionnée, mère de cinq enfants et la première femme députée provinciale de Flandre. Elle avait une grande admiration pour Yourcenar, pour sa littérature, sa classe et sa placidité. Elle était fière du lien de parenté qui unissait les van Elslande et la famille Cleenewerck de Crayencour. Ce lien familial lointain, pour lequel je n’ai aucun mérite, me fascine. Yourcenar, elle-même très versée en généalogie, qui révèle abondamment ses propres origines dans Souvenirs pieux et Archives du Nord, dit notamment:
«Pourtant, c’est bien de toute une province que nous héritons, de tout un monde. L’angle à la pointe duquel nous nous trouvons bée derrière nous à l’infini. Vue de la sorte, la généalogie, cette science si souvent mise au service de la vanité humaine, conduit d’abord à l’humilité, par le sentiment du peu que nous sommes dans ces multitudes, ensuite au vertige.»
Humilité, précisément. Car, dans sa trilogie autobiographique, Yourcenar signale que les van Elslande croyaient descendre d’un dragon hongrois –un militaire se déplaçant à pied. «Mais», ajoute-t-elle, «la preuve n’en a pas été fournie». Une recherche sur Google m’apprend qu’il doit s’agir, en effet, d’une interprétation hâtive. Ce que mes ancêtres se plaisaient à appeler «Hongrie» s’avère être la Seigneurie Hongereet. Une ferme seigneuriale située à … Wervik.
Il m’arrive encore de croiser Marguerite. Dans une chanson de Fischer Z qui évoque une relation rompue et dont les rimes, privées de contexte, sont ambiguës: «Marguerite Yourcenar pushed the realms of truth so far.» Dans le parc Egmont de Bruxelles, où une citation extraite de L’œuvre au noir me plaît beaucoup. Mais il y a encore d’autres traces. Notamment en Flandre française, sa région natale, celle de la famille de son père, de Cleenewerck. Patronyme auquel a été ajouté, plus tard, le nom de Crayencour, dont son pseudonyme est l’anagramme.
© Virginie Platteau
En route donc pour Cassel, dans la région des Hauts-de-France. Dans cette charmante petite ville nichée sur la butte-témoin, l’un des ancêtres de Yourcenar exerçait la fonction de magistrat et, selon les archives, il fut amené à juger son frère. On ne connaît pas le jugement qu’il prononça à son sujet, car le rapport en a été dévoré par les rats. Cette porte d’entrée dans le Labyrinthe du monde me paraît le point de départ tout indiqué pour se faire une idée du paysage de sa jeunesse et de ses ancêtres. Sauf que la voie d’accès est littéralement barrée, le mont Cassel est aujourd’hui inexpugnable… De nombreuses maisons arborent le drapeau flamand, spectacle remarquable. Le tour de France passe justement par ici aujourd’hui. Demi-tour donc, en direction de Bailleul.
© Virginie Platteau
Par un jour de marché ensoleillé, rien ne permet de soupçonner l’histoire mouvementée des lieux. Bailleul a été occupée à deux reprises, en 1914 et en 1918, et totalement dévastée. Après la Deuxième Guerre mondiale, elle a été reconstruite, en grande partie, dans le style gothique. Mais, bien longtemps auparavant, la petite ville frontalière avait connu, régulièrement, de grandes souffrances. Dans Archives du Nord, Yourcenar évoque le souvenir vivace du bûcher qui se dressait au milieu de la Grand-Place, devenue un parking toujours plein.
Cette région a beaucoup souffert de la Furie iconoclaste (1566). En témoigne le récit qu’elle fait de son ancêtre Martin Cleenewerck, effectuant, par une chaude journée de juin, son dernier voyage vers l’échafaud, auquel il avait été condamné comme «hérétique» protestant. L’étroit sentier qui conduit au mont des Corbeaux porte maintenant, ostensiblement écrit sur le panneau indicateur français, le nom de Ravelsberg. Passant derrière les fermes, il mène au bois, sur le sommet où se trouvait, sans doute, le gibet, et qui offre une vue époustouflante sur Bailleul. La ville a été détruite par le feu en 1589, puis en 1657. Mais les habitants restent fiers. «Ces gens qui se sentent princes aussi loin que s’étend l’ombre de leur beffroi», note Yourcenar. La remarquable tour de l’édifice marque encore toujours l’horizon sous le vaste «ciel flamand», qui, même dépourvu de nuages, semble peser lourdement sur le paysage.
© Virginie Platteau
Bien que Yourcenar ait beaucoup écrit sur Bailleul à diverses époques historiques, on trouve peu de traces d’elle dans la ville. Son portrait trône dans la salle des mariages de la maison communale. Une salle des fêtes, ainsi que, plus loin, les écoles de Caëstre et de Terdeghem, portent son nom. Derrière l’église de brique Saint-Vaast, dans le centre de Bailleul, se dresse, entourée de verdure, une statue la représentant enserrée en grande partie dans la pierre de Soignies, levant au ciel un regard aimable, voire tendre et pieux. Le jardinet est entouré de bancs dédiés aux sommités de la ville, dont, bien entendu, Marguerite Yourcenar.
Longeant la belle médiathèque, la rue des Sœurs noires débouche sur un croisement où deux chapelles marquent l’entrée du cimetière. Ce lieu, plein d’atmosphère, est une oasis de verdure qui abrite les pierres tombales monumentales de familles importantes, dont il n’existe toutefois aucun inventaire. Après une longue recherche, j’ai la chance de trouver, sous un grand saule pleureur, la tombe de la famille Cleenewerck de Crayencour. Au pied de la croix celtique, le mot «Credo», suivi du nom complet taillé dans une bannière, apparaît dans un arc surmontant le blason de la famille. Son père, Michel, repose au cimetière de Laeken, et Marguerite elle-même ne se trouve pas ici non plus. Elle a été enterrée près de Petite Plaisance, dans le Maine, aux États-Unis, entre sa compagne, Grace Frick, et Jerry Wilson, son dernier partenaire.
© Virginie Platteau
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La route conduit ensuite à Saint-Jans-Cappel, un petit village plus proche encore de la frontière avec le côté français du mont Noir. À l’avant de l’église, se dressent deux chapelles latérales dans lesquelles le père Michel a fait placer une plaque commémorative en souvenir de ses deux premières épouses, Berthe et Ferdinande, la mère de Marguerite. Dans la rue qui porte son nom, se trouve l’ancienne maison communale. Depuis 1985, c’est un musée consacré à la première femme à avoir été reçue à l’Académie française. Madame Edith Dequeker est la présidente bénévole des Amis du musée Marguerite-Yourcenar. Elle ouvre la porte et entame aussitôt la visite, assistée de son époux.
Aux murs du petit hall, des portraits montrent Marguerite en fillette, à la longue chevelure sombre, en jeune femme, en dame d’âge mûr et en autrice respectée portant le foulard Dior caractéristique. Sa jeunesse, passée sur le mont Noir dès le décès de sa mère survenu quelques jours après sa naissance, est bien représentée. Elle n’est jamais allée à l’école et a bénéficié d’une éducation particulière dispensée par son père, qui la considérait comme son égale intellectuellement, et par des professeurs privés, ainsi que par la bonne Barbe qui a rempli le rôle maternel. Mais, en tant qu’employée de maison, elle a été déplacée du jour au lendemain, ce qui a dû être éprouvant pour la jeune Marguerite. Il y a des fragments de manuscrits et de correspondance, et aussi des photos et des objets caractéristiques. Même le petit bureau de Mount Desert Island, dans le Maine, aux États-Unis, où elle a écrit, entre autres, Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir, a été parfaitement reconstitué.
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Dans une petite salle, on peut regarder des vidéos qui éclairent divers aspects de sa vie et de son œuvre. La misogynie dont elle fut l’objet lors de sa réception à l’Académie est bien documentée, de même que ses conceptions écologiques et son engagement social, ses voyages et son œuvre littéraire. Le dévouement des bénévoles qui donnent le maximum d’eux-mêmes pour mettre en lumière cette représentante remarquable des lettres françaises est digne d’admiration. Yourcenar a écrit, dans le registre, le 3 mai 1986: «Avec le très grand plaisir de me retrouver chez moi!» Comme un lien symbolique, le sentier des Jacinthes, long de 6 kilomètres, conduit du musée au mont Noir où elle a passé ses années d’enfance. En tout cas, c’est ici que s’est déroulée sa prime jeunesse, jusqu’en 1913. La petite famille passait l’hiver à Lille, rue du Marais, aujourd’hui rue Jean Moulin; le domicile originel est devenu un hôtel où plus rien ne rappelle Yourcenar.
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Dans la longue interview Les yeux ouverts, l’écrivaine révèle que ses souvenirs les plus forts sont liés au mont Noir, qui a vu naître son amour de la nature. Le château de style renaissance où ils ont habité, propriété de la famille de Michel datant du XIXe siècle, était très confortable pour l’époque, avec son eau de source et son éclairage propres, et, dans la tour, une merveilleuse petite chambre pour Marguerite. Le parc de mont Noir comporte aussi une grotte comme aimaient en installer les propriétaires de la fin du XIXe siècle, sur le modèle de celle de Lourdes. Dans Quoi? L’éternité, Yourcenar raconte que la grille en était toujours ouverte. La grotte, faite de grès ferrugineux, typique du sous-sol marin du Pays des Collines, n’a pas changé, si l’on excepte les bancs placés devant l’entrée et la grille actuellement fermée. En 1913, son père a vendu le château, qui a été détruit par un bombardement en 1916.
© Virginie Platteau
La villa du Mont-Noir, construite plus tard en style normand à l’emplacement des anciennes écuries, est actuellement une résidence pour écrivains européens. Bien que Yourcenar n’y ait jamais séjourné, son esprit, sa sérénité intellectuelle et son attachement à la nature hantent le lieu de manière presque tangible.
Dans les années 1970, Yourcenar avait exprimé le souhait de créer une réserve sur le mont Noir. En 1980, elle est reçue en grande pompe dans la région, où elle répète son souhait. En avril 1982, elle accepte de parrainer la fondation qui porte son nom et qui se fixe pour objectif de protéger la faune, la flore et le paysage du Pays des Collines flamand des deux côtés de la frontière.
Bien plus que dans des monuments ou lors de vibrants hommages, Marguerite Yourcenar continue à vivre, discrète mais fortement présente, au cœur de ses paysages bien aimés et, surtout, dans le monde intérieur de ses lecteurs.
© Virginie Platteau